Questions pour un jury
Danielle Catala était, cette année, membre du Jury professionnel du prix Charles Dullin. Voici, repris de Théramène, quelques réflexions et quelques questions qu’elle se pose, qu’elle nous pose :
Aix les Bains, 2014. Je suis membre du jury professionnel de cette biennale. Quatre troupes amateurs sont en compétition sur le plateau du Casino théâtre devant un public composé des habitants de la ville, des membres du C.A. de la FNCTA et des membres de l’association Charles Dullin…
Perpignan. J’ai 16 ans. Je joue Les fusils de la mère Carrar de Brecht. Je suis fortement « vieillie », noir et blanc, et mes compagnons de jeu tremblent comme moi avant leur entrée en scène. Nous faisons des stages. Beaucoup de stages de formations, de création. Nous formons un groupe de travail régulier, deux soirs par semaine. Nous sommes et resterons une douzaine. Nous nous aimons, nous rions, obéissons à notre metteur en scène. Nous sommes fiers et assurés que nous « montons » -bien- cette pièce difficile. (Je peux dire – aujourd’hui – que nous l’avons bien « descendue »…)
J’ai toujours gardé ce sentiment de plénitude devant un public pour fermement dire – sans aucun doute quelque chose d’important… bien joué.. bien réglé… bien éclairé… bien maquillé… bien au point… bien su…Nous ne sommes pas rien. Quoi !
En cet automne lumineux d’Aix les Bains, nous sommes cinq « vieux » à devoir décerner le prix de cette biennale C. Dullin 2014. Un autre jury fonctionne de son côté, un jury « jeune ».
Nous voyons Très chère Mathilde d’Horovitz par le théâtre solaire de Montpellier, Le marionnettiste de Lodz de G. Ségal par Les Caquetants de Ventabren, Landru tout feu tout femme de R. de Vos et C. Siméon par la Cie Zig Zag de St Jacques de la Lande et Le songe d’une nuit d’été de Shakespeare par la jeune troupe du Théâtre de Pan de la M.J.C. de Sarcelles.
Dans la salle de spectacle, nos places sont ostensiblement réservées. Nous sommes souvent ensemble, repas, temps morts, temps imparti aux délibérations. Les conditions de travail sont idéales. L’accueil qui nous est fait est chaleureux et plein de respect ; il nous renvoie l’image de notre importance…
Nous avons accepté cette responsabilité de choisir le spectacle qui sera proclamé : « le meilleur » ? « le plus travaillé » ? « le plus audible » ? le plus intéressant » ? « le plus courageux » ? « le plus cohérent » ? « le plus équilibré » ? « le plus travaillé » ? « le plus intelligemment conduit » ? « le plus rythmé » ? « le plus inventif » ? « le plus original » ? « le moins englué dans des effets épuisés par le temps » ? « le moins vidé de son propos » ? « le moins inégal dans sa distribution » ? « le moins ennuyeux » ? « le moins original » ? « le moins créatif » ? « le moins faible dans son texte » ?
Nos critères se bousculent. Peux-t-on être objectif ? Comment classer ces critères ? L’ennui éprouvé pendant la représentation est-il rédhibitoire ? La sensation d’assister à du mauvais théâtre professionnel est-elle valable ? Sommes-nous vieux ? Que va choisir le jury jeune ?
L’après remise des prix nous réunit tous de manière informelle autour d’un cocktail. Dans la simplicité d’un rapport redevenu égalitaire, nous leur suggérons leurs points forts et leurs petites défaillances. Nous leur montrons que nous connaissons leurs difficultés,leurs conditions de travail, leurs sacrifices familiaux, financiers, leur énorme dévouement, leur militantisme, leur importance dans la création du spectacle vivant. Les pleurs de bonheur de l’équipe de Sarcelles qui a été couronnée par les deux jurys – sans concertation – font place à une mitraille de SMS inondant tout Sarcelles. La déception des autres équipes prend beaucoup de formes. Le repliement de ceux qui se sentent victimes d’une injustice. La curiosité de ceux qui veulent savoir ce qu’ils peuvent améliorer. La fierté de ceux qui ont été sélectionnés et s’en trouvent heureux.
N’aurions-nous pas du commencer par cet échange? Les troupes amateurs accepteraient-elles ces échanges avec des professionnels sans se sous-évaluer ? Sommes-nous du « même monde »; avons-nous les mêmes contraintes, les mêmes objectifs? Aurions-nous eu une crédibilité suffisante sans être le jury ? L’équipe primée, si elle n’avait été que félicitée, n’aurait elle pas été déçue de ne pas ramener la preuve matérielle de sa « victoire » ? Les équipes auraient-elles voulu participer sans se mettre dans une concurrence de tournoi ? La manifestation aurait-elle eu la renommée, le public, la presse, la pérennité, sans ce fonctionnement ? Nous pouvons en douter ou le regretter.
Je suis heureuse de la confiance qui m’a été faite, d’avoir connu ou retrouvé tant de militants, de créateurs, d’avoir vu tant d’enthousiasme, d’espoir et d’efforts.
Je suis heureuse de n’avoir pas oublié le fondamental développement personnel que m’a donné la pratique du théâtre amateur, le goût de la création, la joie du travail en équipe, l’enjeu du spectacle défendu et partagé ensemble, le bonheur de rencontrer des auteurs vivants, des metteurs en scène vivants. De rester vivante dans mon travail professionnel et dans l’attention et l’aide que je peux apporter au travail des amateurs de théâtre.
Danielle Catala