Les Comtes Croisés, une dispute fantôme : une petite aventure théâtrale
Un texte de Gérard Coulon sur son expérience du Théâtre Provisoire des mots :
Faire du théâtre ! Après une expérience joyeuse et opiniâtre menée dans les années 80 avec un spectacle autour de la poésie sonore et lettriste, il s’était passé une vingtaine d’années pendant lesquelles nous allions voir jouer les autres avec envie, sur les scènes professionnelles ou amateurs de la région. Mais nos obligations professionnelles rudement prenantes nous dissuadaient de risquer des galères, des divorces et l’opprobre de nos enfants…
La retraite arrivant, et avec elle beaucoup d’envie de « créer des choses » (et la peur de l’inutilité sociale ?), le virus nous reprenait, en ce début de l’an 2012. Mais pas l’envie des textes rebattus ni de la gaudriole facile. Ni le fantasme des rôles de jeunes premiers, c’était trop tard ! Alors ? Gérard Aniorte et moi nous percevons qu’il nous reste une forte nostalgie de cette expérience de théâtre et d’éducation populaire menée dans les années 2000 par la Ville de Toulouse : les Fantômes du Millénaire. Dix personnages de l’histoire de la ville, incarnés par des comédiens allant auprès des publics les plus divers raconter leur contribution à la grande et à la petite histoire de la ville. Et en improvisant, à l’issue de leur monologue, un débat entre leur personnage et leur public. Un succès de fond : près de 500 représentations, peut-être 30 à 40000 spectateurs en 8 ans, avec l’apogée de « Voltaire sauve Calas » ou de « L’or des Toulousains », joués à guichets fermés. L’opération s’arrête avec une nouvelle municipalité qui veut des changements. Bien sûr, comédiens et organisateurs sont déçus. Pourquoi donc ne pas reprendre le principe, à notre échelle? Et bien sûr avec le même auteur, tout de suite emballé. Michel Mathe nous écrit ce dialogue improbable entre les héros controversés de la Croisade des Albigeois, Raymond VI de Toulouse et Simon de Montfort. C’est un sujet en or, qui permet de bousculer quelques stéréotypes et idées reçues (qui sont les bons, qui sont les méchants ? qui est sincère ?) et qui permet de s’ouvrir aux grands débats actuels : tolérance religieuse, géopolitique de l’Europe, etc…
Le texte est livré à la mi-2012. Les Comtes Croisés, une dispute fantôme sera un « work in progress » qui nous permettra de broder, d’insérer des anecdotes, de chercher progressivement une personnalité aux deux protagonistes. Les premières lectures ne sont pas encourageantes : « vous avez été consternants » nous dira Didier Albert, que nous choisissons donc comme directeurs d’acteurs, puisqu’il est impitoyable. Il nous évitera ainsi l’enfer de bonnes intentions que nous commencions ingénument à mettre en place. « On reprend, mais sans faire les malins », « Plus sobre ! » « Apprenez le texte, ça peut aider ! »… Une quinzaine de répétitions au Théâtre de Poche dont il est le directeur, et au moins autant entre nous, pour intégrer une heure de texte qui nous semble plein de faits, de chiffres, de dates et de changements de tons très subtils. Mais il nous faut des comparses motivés pour jouer le rôle des récitants qui lancent le bord de scène et provoquent réflexion et remise en cause de l’Histoire avec ce grand « H ». Claude Marquié, un voisin, toulousain de Toulouse, épris de culture locale, nous apprend fortuitement qu’il s’est déjà beaucoup passionné pour cette période, et qu’il a même écrit à ce sujet plus que des ébauches. On le recrute ! Il connaît par ailleurs Christian Salès, le musicien occitan prolifique qui nous autorisera gentiment à utiliser sa musique pour accueillir notre public. Nous rencontrons Christian et la médiéviste Anne Brenon un soir de novembre à la librairie Ombres Blanches : ils y présentent leur livre/CD « La Canso ». Anne Brenon trouve que je suis très courageux de jouer le rôle de Simon de Montfort. Bon… je repars plein de doute. Entre temps, les costumes sont exécutés avec précision et enthousiasme par Brigitte Der Krikorian, recrutée en Ariège par les petites annonces. Les séances d’essai chez elle dans les coteaux enneigés, ou les achats de tissu en ville sous sa férule pleine d’autorité sont des moments d’exaltation inoubliables. Quelques galères avec les chaussures médiévales, qui viennent d’Allemagne via la Bretagne, qui repartent, et qui finissent par arriver à temps pour les photos avec Guy Bernot. Nous le connaissons par le Grenier de Toulouse et par sa passion pour le théâtre qu’il partage avec Régine sa compagne. Séances de prises de vues sur les bords de Garonne, avec le plaisir de surprendre les joggeurs. Georges Charles nous rejoint : lorrain sceptique et érudit, curieux de tout et prêt à jouer le rôle du non-occitan de l’affaire. Bon, on se cale une séance-test en petit comité ? Il nous faudrait faire ça loin de Toulouse, en comité restreint. Ce sera l’ami Laurent Bégou et sa compagne Nadine qui organiseront ça dans leur maison de Bénac, au milieu de la forêt ariégeoise. Quelques voisins et amis du couple assistent à notre répétition un peu balbutiante : l’entrée est ratée, deux ou trois trous de mémoire, tout cela laisse imaginer le travail jusqu’à la Générale ! Mais le débat à table nous conforte : le texte est suffisamment ouvert pour provoquer le public, et nos personnages semblent crédibles. La Générale, ensuite, au Théâtre de Poche, «roule» mieux et nos invités sont à la fois critiques et très encourageants. Nous décidons de répéter régulièrement et de travailler dans des conditions professionnelles, quasiment toutes les semaines et avant chaque représentation, en travaillant les modulations, les intonations, en remettant souvent en question l’intention de nos personnages. Les répétitions sont toujours du plaisir, et seules les représentations devant le public les dépassent en euphorie. La Première, à l’invitation du Maire d’Auzas, René Savelli, en plein-air au mois d’août au bord du lac, avait été une rude épreuve (bruits ambiants, stress…) mais aussi la confirmation du bien-fondé de l’aventure : le public « marche » et cette histoire inspire des discussions sans fin, au bord de la scène ou au cours du repas sous les guirlandes. Il y a eu aussi ces quatre représentations au Théâtre de Poche, où les amis sont venus, avec leurs encouragements et leurs conseils. Ah, l’incertitude de la salle pleine un soir, au trois quarts vide le lendemain ! Nous nous sommes bien sûr rapprochés du réseau très actif de la Fédération Régionale de Théâtre Amateur, et la page que son site nous consacre aura bien contribué à notre com’. La Fédération des Foyers Ruraux s’est révélée sensible à ce genre d’expérience. Grâce à ces réseaux et à d’autres contacts parfois surprenants, nous avons déjà joué une quinzaine de fois, ce qui est presque inespéré pour des amateurs.
Nos deux accompagnateurs prennent bien le relais à la fin de la pièce, et c’est vers eux que le public vient chercher les vérités bien controversées que notre scolarité ne nous a pas vraiment dévoilées. Depuis plus d’un an, le texte s’est enrichi et nous prenons une assurance qui nous fait encore découvrir nos personnages à chaque fois, « en variant le ton » comme dirait Cyrano.
Un jour, dans une réunion de quartier, une dame m’a reconnu : « ah oui, c’est vous Simon de Montfort ! » Hou là là… on n’en attendait pas tant. Mais on en redemande !
Gérard Coulon
Octobre 2014